Cadavre exquis (Agustina Bazterrica, 2019)

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La couverture du roman, très belle, oriente l’esprit du lecteur dans un sens qui ne sera pas, en définitive, celui du texte. Elle m’avait évoqué Vercors et la femme-renarde de Sylva, fait rêver d’un questionnement sur la frontière du sauvage dans l’homme : la lecture m’a ramenée du côté d’Orwell et de Margaret Atwood, des cités monstrueuses, bien loin de toute forêt où pourraient bondir des écureuils.

Dans un futur indéterminé, le monde a subi un désastre écologique qui a contaminé les animaux : ceux-ci, devenus une source de mort pour l’humanité, ont dû être détruits. Les conséquences en ont touché tous les domaines de la société, et au premier chef celui de la production alimentaire…
Dans ce court roman dystopique, l’auteur fait le choix de dénoncer l’exploitation industrielle du monde animal et la société de consommation qui l’a produite par le biais du cannibalisme. La métaphore est efficace à défaut d’être nouvelle, mais elle montre vite ses limites et finit même par fausser les questions posées par le sujet de départ.
Le roman n’est pas pour autant sans qualités : la première est sa noirceur sans équivoque. Il malmène allègrement son lecteur en imaginant les modes de l’auto-dévoration de notre espèce dans un monde où le règne animal est réduit à la seule humanité. Des abattoirs aux laboratoires de vivisection en passant par les tanneries, aucune des horreurs engendrées par un système économique et social amoral n’est éludée, mais le procédé devient vite mécanique et l’on a l’impression d’assister à une visite guidée un peu monotone. Les bonnes idées tombant à plat sont légion. La récupération du cannibalisme par une religion sacrificielle et doloriste de mèche avec un gouvernement corrompu, l’accès aux aspects les plus hideux du système (chasse, mutilations, etc.) réservé aux classes supérieures et faisant office de marqueur social : tout est bien pensé, rien ne fonctionne vraiment. Il en va de même pour le discours idéologique accompagnant le système décrit, qui ne parvient jamais à dépasser la simple ingéniosité.
Plus intéressante est la thématique de l’animalisation maléfique d’une humanité coupée de tout rapport autre qu’idéologique avec les bêtes : privés des animaux, les hommes recomposent une société où l’on est soit bétail, soit prédateur, soit encore charognard. La libération des pulsions les plus obscures (goût du sang, de la chair fraîche voire vivante, etc.) accompagne logiquement cette transformation qui ferait froid dans le dos si elle n’était, là encore, exploitée avec un peu trop de rigidité pour ne pas laisser vite saisir ses mécanismes.
Au cœur de cet univers cauchemardesque, nous suivons l’histoire d’un homme ordinaire, technicien de la viande par héritage paternel et victime d’un triple deuil : celui, brutal, d’un enfant longuement désiré mort en bas âge, celui de son couple qui n’a pas survécu à la perte de l’enfant et celui, plus progressif, d’un père adulé qui s’enfonce dans la démence. Un incident à priori banal fera exploser en lui la révolte en le confrontant à ses propres limites. L’articulation entre le drame intime et le conte philosophique noir est le point le plus faible du livre et l’on ne parvient jamais à vraiment s’intéresser aux tourments existentiels et sexuels du personnage : le trio féminin qui l’enserre, une bouchère monstrueuse, une sœur docile au régime dont elle est bénéficiaire jusqu’à l’abjection et une trop belle femme-bétail, est légèrement ridicule alors qu’il devrait être glaçant.

La fin, en forme de retournement surprend moins qu’on ne le croit à la première lecture : elle révèle simplement que le personnage était mieux intégré au système qu’il ne voulait le penser, tout en réorientant la lecture dans une nouvelle direction un peu artificielle.
Reste une dimension onirique et mélancolique, la plus convaincante sans doute du livre. Les longs rêves douloureux du héros, ses errances dans un zoo abandonné où s’inscrivent les dernières traces d’un monde perdu bercent le lecteur et lui entrouvrent la porte, hélas trop vite refermée, d’un imaginaire poétique et mythologique suffisamment complexe pour séduire. C’est là que le rapport à l’animalité est le plus finement questionné, déployé dans ses dimensions mémorielle, affective, mythique.
Un premier roman inaccompli mais prometteur.

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