La saveur des ramens (Eric Khoo)

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Un film sans prétention qui aborde un peu à la légère des questions complexes : comment rétablir une mémoire familiale lacunaire, comment réconcilier les êtres meurtris par une histoire brutale ? C’était déjà des sujets qui affleuraient dans plusieurs films d’Eric Khoo, mais ils sont traités ici de façon plus directe.

Masato est l’assistant de son père dans un restaurant de ramen réputé du Japon. Il est né à Singapour de l’union d’un japonais et d’une chinoise, mais sa mère est morte quand il avait dix ans, et son père et lui ont dû quitter Singapour sans qu’il sache pourquoi. A la mort de son père, il retrouve le journal de sa mère et part sur les traces de son enfance, avec pour guide un carnet de notes en mandarin qu’il ne sait pas lire, ses souvenirs de garçonnet choyé et quelques photographies. Au fil de son pèlerinage se révèleront lentement des traumatismes cachés, et l’enjeu de ce qui paraissait d’abord un travail de deuil privé s’élargira jusqu’à l’universel.

Le film est pétri d’une grâce légère, plein d’excellents sentiments et d’un optimisme réconfortant. Mais il pèche à la fois par simplisme dans le traitement d’un thème difficile, et par un excès de sentimentalisme qui conduit souvent le spectateur à l’agacement, là où le réalisateur cherche l’émotion. La nécessaire suspension d’incrédulité ne fonctionne guère devant ce drame historico-familial qui se résout comme par miracle avec un journal intime et quelques recettes de cuisine. Eric Khoo situe son film dans le genre du réalisme magique en y introduisant fantômes et correspondances karmiques, mais lui donne une intrigue trop mince pour que la magie qui aurait pu créer l’univers poétique qu’il cherche à mettre en place agisse : il aurait fallu un peu plus de mystère et un peu plus de cette noirceur qui, dans ses précédents opus, chamboulait assez son spectateur pour le convaincre de la nécessité d’une rédemption miraculeuse pour les âmes tourmentées qui hantaient ses films. Tout est ici trop joli, du physique des acteurs aux scènes de souvenirs pastel en passant par les plats eux-mêmes. Les correspondances sur lesquelles reposent les destins des personnages sont trop peu travaillées et se limitent à des ébauches (Bak Ku Teh versus Ramen, culte de Kannon et culte familial d’une disparue). On pourra aussi regretter que la figure maternelle, qui est celle par la grâce de laquelle opère la réconciliation, soit essentiellement réduite à sa fonction nourricière : les figures féminines en sont affaiblies, et jamais le spectre maternel n’acquerra assez de consistance pour véritablement incarner la déesse de miséricorde dont elle est présentée comme l’avatar. Demeure un certain charme dû à la douceur du traitement de l’histoire et à la beauté un peu mièvre des lieux et des visages.

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La dure loi du karma (Mo Yan, 2010)

 

Roman après roman, Mo Yan, récipiendaire du Prix Nobel en 2012, élabore une mythologie intime centrée sur un comté imaginaire du nord de la Chine, Gaomi du Shandong : dans ce lopin de terre où les forces naturelles s’imbriquent aux déités ancestrales, s’affrontent et s’entraident clans séculaires et classes sociales modernes issues des bouleversements politiques du XXème siècle. La dure loi du karma, rédigé en 2006, s’inscrit au cœur de ce système dont il constitue une sorte de synthèse.

La trame du roman retrace les splendeurs et misères post mortem d’un petit propriétaire villageois, Ximen Nao, que la guerre de 1949 et la victoire des communistes a conduit à sa perte : il a été fusillé par les maîtres du jour au douteux motif d’une mauvaise appartenance de classe. Dès lors, sa colère refuse de s’éteindre, le vouant à des réincarnations animales successives jusqu’à ce que l’apaisement de ses passions lui permette de réintégrer l’humanité. Il sera donc successivement âne énamouré, bœuf pesant, porc libidineux et sagace, chien fidèle jusqu’à la tombe, singe retors, pour finir en enfant hémophile, toujours au sein du clan dont il fut le maître dans sa première existence. Depuis ces places marginales, il assiste aux mutations sociales et familiales de sa maison et de son village, non sans les commenter malicieusement et y jouer incidemment un rôle parfois crucial. Ainsi verra-t-il se succéder l’utopie collectiviste et ses violences, la Révolution culturelle et ses famines dont il fera les frais, les crimes de la bande des quatre, l’ouverture du village à la loi du marché et son basculement dans la société marchande la plus débridée.

Le genre du roman mêle l’épique au comique : Mo Yan, qui s’est inclus dans son ouvrage sous forme d’un personnage secondaire insupportable doublé d’un narrateur parallèle plein d’ironie, transforme cinquante ans d’histoire en une suite discontinue de récits hétérogènes. La longue histoire animalisée de Ximen déroute donc souvent le lecteur, tout en lui offrant la compensation de maints bonheurs de lecture ; chaque réincarnation correspond à une période précise de l’évolution de la Chine et permet un changement de regard selon la facette du tempérament de Ximen favorisée par le corps animal dont il dispose. Le résultat est irrégulier : les épisodes de l’âne et du bœuf, correspondant à la collectivisation forcée et à la course au productivisme des années soixante, sont particulièrement truculents, tandis que la vie du chien, qui s’attache à celui qui fut son fils adoptif et qui l’a reconnu, offre des scènes bouleversantes, notamment la mort commune de ces deux êtres qui incarnent, par leur droiture, la résistance à l’absurdité idéologique.  Par comparaison, la vie du porc peut paraître répétitive, et celles du singe et de l’enfant infirme, plus brèves, donnent l’impression que l’auteur a quelque peu bâclé la fin d’un ouvrage qui menaçait de devenir pléthorique.

Néanmoins, une galerie de personnages colorés, odieux ou attachants, une narration complexe, et surtout l’évocation puissante d’une terre profondément travaillée par le mythe où tout devient parfois possible au mépris du réel emportent finalement l’adhésion du lecteur. La richesse de l’intertextualité, bien que peu accessible si l’on ne connaît pas la culture chinoise populaire et littéraire, enrichit le récit sans l’alourdir outre mesure.

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Ju Dou (Zhang Yimou 1990)

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Dans son deuxième film, après le succès international du Sorgho rouge, Zhang Yimou traite à nouveau l’histoire d’un amour illicite, sur un mode plus austère et plus pessimiste. Dans une petite ville de la Chine rurale, dans les années 20, un vieux teinturier, dernier de sa lignée, a acheté une femme pour l’aider et lui donner un fils. Ju Dou est jeune, belle et sans instruction, elle est apparemment docile à son destin, mais son époux est impuissant et cruel. Tianquing, un jeune homme recueilli par charité qui travaille aux teintures, s’éprend de l’épouse malheureuse : de leurs amours furtives naît un fils que le vieil homme prend pour le sien. Mais l’imposture est vite dévoilée et la teinturerie devient le cadre d’un drame atroce.

Dans une note d’intention, Zhang Yimou rapporte avoir voulu, avec Ju Dou, dénoncer le drame des mariages forcés et de la condition indigne de femmes traitées comme des bêtes de somme davantage que comme des humains. Sur ce plan, le film n’est guère convaincant, peut-être en raison d’un certain excès dans l’illustration de la violence et dans son érotisation parfois maladroite. Le corps torturé de Ju Dou, exposé aux coups de son mari comme au voyeurisme de son futur amant, met mal à l’aise plus qu’il n’émeut ni ne pousse à réfléchir. De même, le cercle vicieux de la violence qui contamine ses victimes et fait d’elles des monstres au même titre que leurs bourreaux est exposé sans finesse.

L’intérêt essentiel du film réside dans la vaste métaphore du décor : la teinturerie, cadre presque unique de l’action, devient devant la caméra de Zhang Yimou l’image de la souffrance des personnages et la matérialisation de leur destin tragique. Il en allait de même des champs de sorgho et de la distillerie dans le Sorgho rouge, mais ici la méthode est radicalisée. L’air imprégné d’eau et de poussière engorge les âmes autant que les poumons. Cuves et tissus s’imprègnent des couleurs de la passion : dans un très beau plan, nous voyons Tianquing accroupi au bord d’une cuve qui dévore tout le cadre, où se répand un rouge qui s’étale comme les pétales d’une fleur immense en même temps que se libèrent ses sentiments pour Ju Dou. Plus tard, la première étreinte des amants entraîne la détente d’une pièce de toile écarlate. Couleur de l’amour et de la vie, le rouge deviendra à la fin du film la couleur de la mort et de la vengeance lors des assassinats parallèles du mari et de l’amant de Ju Dou par son fils handicapé mental.

Le film flirte brièvement avec le fantastique, le temps de quelques séquences semi-oniriques où l’enfant né de l’adultère, transformé par les amants en outil de vengeance, devient une sorte de démon qui les surveille et les hante. L’idée est excellente mais manque de développement, comme l’ensemble d’un film où le talent de son réalisateur n’était encore qu’à l’état de promesse.

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Cadavre exquis (Agustina Bazterrica, 2019)

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La couverture du roman, très belle, oriente l’esprit du lecteur dans un sens qui ne sera pas, en définitive, celui du texte. Elle m’avait évoqué Vercors et la femme-renarde de Sylva, fait rêver d’un questionnement sur la frontière du sauvage dans l’homme : la lecture m’a ramenée du côté d’Orwell et de Margaret Atwood, des cités monstrueuses, bien loin de toute forêt où pourraient bondir des écureuils.

Dans un futur indéterminé, le monde a subi un désastre écologique qui a contaminé les animaux : ceux-ci, devenus une source de mort pour l’humanité, ont dû être détruits. Les conséquences en ont touché tous les domaines de la société, et au premier chef celui de la production alimentaire…
Dans ce court roman dystopique, l’auteur fait le choix de dénoncer l’exploitation industrielle du monde animal et la société de consommation qui l’a produite par le biais du cannibalisme. La métaphore est efficace à défaut d’être nouvelle, mais elle montre vite ses limites et finit même par fausser les questions posées par le sujet de départ.
Le roman n’est pas pour autant sans qualités : la première est sa noirceur sans équivoque. Il malmène allègrement son lecteur en imaginant les modes de l’auto-dévoration de notre espèce dans un monde où le règne animal est réduit à la seule humanité. Des abattoirs aux laboratoires de vivisection en passant par les tanneries, aucune des horreurs engendrées par un système économique et social amoral n’est éludée, mais le procédé devient vite mécanique et l’on a l’impression d’assister à une visite guidée un peu monotone. Les bonnes idées tombant à plat sont légion. La récupération du cannibalisme par une religion sacrificielle et doloriste de mèche avec un gouvernement corrompu, l’accès aux aspects les plus hideux du système (chasse, mutilations, etc.) réservé aux classes supérieures et faisant office de marqueur social : tout est bien pensé, rien ne fonctionne vraiment. Il en va de même pour le discours idéologique accompagnant le système décrit, qui ne parvient jamais à dépasser la simple ingéniosité.
Plus intéressante est la thématique de l’animalisation maléfique d’une humanité coupée de tout rapport autre qu’idéologique avec les bêtes : privés des animaux, les hommes recomposent une société où l’on est soit bétail, soit prédateur, soit encore charognard. La libération des pulsions les plus obscures (goût du sang, de la chair fraîche voire vivante, etc.) accompagne logiquement cette transformation qui ferait froid dans le dos si elle n’était, là encore, exploitée avec un peu trop de rigidité pour ne pas laisser vite saisir ses mécanismes.
Au cœur de cet univers cauchemardesque, nous suivons l’histoire d’un homme ordinaire, technicien de la viande par héritage paternel et victime d’un triple deuil : celui, brutal, d’un enfant longuement désiré mort en bas âge, celui de son couple qui n’a pas survécu à la perte de l’enfant et celui, plus progressif, d’un père adulé qui s’enfonce dans la démence. Un incident à priori banal fera exploser en lui la révolte en le confrontant à ses propres limites. L’articulation entre le drame intime et le conte philosophique noir est le point le plus faible du livre et l’on ne parvient jamais à vraiment s’intéresser aux tourments existentiels et sexuels du personnage : le trio féminin qui l’enserre, une bouchère monstrueuse, une sœur docile au régime dont elle est bénéficiaire jusqu’à l’abjection et une trop belle femme-bétail, est légèrement ridicule alors qu’il devrait être glaçant.

La fin, en forme de retournement surprend moins qu’on ne le croit à la première lecture : elle révèle simplement que le personnage était mieux intégré au système qu’il ne voulait le penser, tout en réorientant la lecture dans une nouvelle direction un peu artificielle.
Reste une dimension onirique et mélancolique, la plus convaincante sans doute du livre. Les longs rêves douloureux du héros, ses errances dans un zoo abandonné où s’inscrivent les dernières traces d’un monde perdu bercent le lecteur et lui entrouvrent la porte, hélas trop vite refermée, d’un imaginaire poétique et mythologique suffisamment complexe pour séduire. C’est là que le rapport à l’animalité est le plus finement questionné, déployé dans ses dimensions mémorielle, affective, mythique.
Un premier roman inaccompli mais prometteur.

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Rosa candida (Audur Olafsdottir 2010)

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Dans un pays non identifié, mais qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Islande, un jeune homme vient de perdre sa mère dans un accident de voiture. Arnljotur a vingt ans, des cheveux roux qui lui valent quelques ennuis, un net décalage avec la réalité qu’il compense par une brillante intelligence, et un talent pour l’horticulture presque magique qu’il tient de la disparue. On peut ajouter à la liste un vieux père un peu maniaque, un frère autiste non verbal fasciné par les couleurs et une adorable petite fille, née un an jour pour jour après l’accident qui l’a rendu orphelin. Il rêve de restaurer une roseraie ancienne découverte dans un livre et d’y planter une rose très particulière, une merveille à huit pétales pourpres créée par sa mère. Il quittera pour cela sa famille et se lancera dans un long périple à travers l’Europe qui le conduira à bien des surprises.
Un roman pétri de grâce et d’humour, délicatement équilibré entre mythe et vie quotidienne. J’y verrais volontiers un livre sur la reconquête du Paradis, pensé à la manière du Moyen-Age comme un monde en ordre où la pleine présence de Dieu refoule le chaos originel. La vie du personnage principal se délite à la mort accidentelle de sa mère : des nausées en mer, une appendicite en plein ciel deviennent les signes organiques, intimes, d’un désordre du monde déjà matérialisé par la maladie génétique de son frère jumeau et la sortie de route de la voiture maternelle. Par la magie du récit, le lecteur voit cette vie reprendre progressivement forme au fil de la conception d’un enfant dans la serre de la morte, de sa naissance quasi-miraculeuse, de la rencontre d’un étrange abbé cinéphile et amateur de liqueurs fortes, de la lente restauration d’un jardin dévasté par le temps et de l’apprentissage délicat de la paternité. Gènes et événements recommencent à s’ordonner, même si l’ombre du chaos rôde toujours : la vue d’un accident mortel dans une forêt de contes de fées ravive les nausées, la brève tentative de reconstruction familiale est un échec et la situation du jeune homme demeurera précaire jusqu’à fin du récit. Car c’est ainsi que va le monde, mêlant l’ordre et la stabilité au changement et à la destruction pour que la vie trouve son chemin.

Le paragraphe final, où la rose créée par la mère disparue est révélée dans le vitrail de l’église et où le soleil vient, à travers elle, toucher la joue de la fillette bonde comme son aïeule, est digne des allégories médiévales. Les thèmes de résurrection et du messianisme sont brochés sur l’ensemble, et chaque détail est exquis. Une heureuse rencontre entre génétique et mystique où il est aussi question de vie quotidienne, de couches, de cuisine, de cinéma et d’amitié.

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Simetierre 2019 (Kevin Kölsche et Dennis Widemyer)

Le livre de Stephen King, l’un de ses plus ambitieux, se présente comme une méditation complexe, opératique, sur la finitude humaine et la part de tragédie que son inéluctabilité inscrit nécessairement au cœur de toute vie lucide. Le territoire ensorcelé par d’anciens crimes liés aux guerres indiennes où la famille Creed vient trouver sa destruction peut être compris comme une métaphore pure et simple de l’existence humaine : une spirale centrée sur un mystère d’iniquité et de corruption vers lequel chaque geste, chaque pensée ne peut que ramener malgré tous les efforts faits pour s’en éloigner.

Le film de Kölsche et Widemyer est beaucoup plus modeste que son matériau de départ, mais il n’en constitue pas moins une adaptation plutôt réussie. Il allège le contenu foisonnant du livre, supprime la plus grande partie de ses aspects mythologiques et allégoriques pour construire sa narration sur une seule thématique, celle de la famille américaine en décomposition. Les Indiens cannibales, le Christ, les contes de fée, Oz et Disneyland disparaissent à peu près complètement du récit : seule les rappelle au lecteur la brève scène de procession enfantine, parodique et macabre, qui ouvre l’histoire. Encore va-t-elle chercher son étrangeté du côté du cinéma asiatique plus que des fantasmagories macabres de l’Amérique.

Sous cette forme épurée, le récit fonctionne assez élégamment : quelques scènes simples (repas, coucher des enfants, etc.) nous attachent à des personnages bien servis par une interprétation sobre. On croit assez à cette cellule familiale pour souffrir de la voir s’effondrer et se recomposer sous une forme précaire et malsaine d’où tout avenir paraît banni : la scène finale est une bonne image d’un certain aspect de nos sociétés malades : un jeune enfant miraculeusement préservé du mal est enfermé dans une voiture, entouré de zombies qui furent autrefois sa famille et ne songent plus désormais qu’à l’attirer dans le royaume de la mort.

Autre bonne idée, malgré les critiques qu’elle peut légitimement susciter, celle de focaliser l’histoire sur les personnages féminins : la malédiction du « Simetierre » ne touche dès lors plus uniquement les membres d’une lignée masculine mais contamine autant les femmes que les hommes. L’enfant-zombie fait écho au fantôme de sa mère plus qu’à celui de son père, ce qui confère au récit une unité psychologique et thématique bienvenue : la maison familiale est désormais le lieu privilégié des hantises, davantage que la forêt ou la route, lieux de l’activité masculine.

Le traitement formel de ces thèmes, sans être époustouflant, est à la hauteur de l’ensemble du film : il est relativement sobre et n’abuse ni du grand guignol ni du sursaut. Mention spéciale à l’organisation d’un espace visuel qui va en se rétrécissant, comme la spirale maudite qui mène à l’horreur : les brefs épisodes de visions reposent essentiellement sur une compilation des espaces mentaux des personnages (la porte de la cave ouvrant sur la forêt et la route, celle de l’armoire à pharmacie sur le monte-charge, etc.) et sur la déstabilisation de leurs perceptions (sonorités et luminosités inattendues). Rien de neuf, mais rien d’inefficace ni de trop trivial. Les influences sont nombreuses (Kubrick évidemment, Carpenter et son brouillard qui ramène les morts en colère vers les vivants en sursis, mais aussi le cinéma japonais et ses jeunes filles spectrales) mais n’alourdissent pas trop le propos.

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Garçons de cristal

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Dans le Taïpei en mutation des années soixante, Li Qing est un garçon comme un autre. Son père est un militaire en retraite, aigri par les revers, qui mène une existence de fortune : petit cadre du Kuomintang, évincé suite à une bataille perdue et évacué sur Taiwan, abandonné par sa femme, il élève tant bien que mal ses deux garçons dans une bicoque ouverte aux quatre vents. Quelle compréhension pourrait-il apporter à son fils lorsque celui-ci est exclu de son lycée pour avoir couché avec un surveillant ? Li Qing se retrouve à la rue, où il rejoint la cohorte des « garçons de cristal », jeunes prostitués occasionnels flottant au gré de protections précaires, souvent toxiques.
Autour du personnage principal, le lecteur découvre un monde complexe, un réseau d’âmes en peine errant dans le « monde flottant » d’un Taipei nocturne et secret. Il y a les amis de Li Qing : l’arrogant Petit Jade, hanté par la figure d’un père enfui au Japon qu’il recherche dans chaque client ; le doux Wu Ming, amoureux d’un homme dur et cruel et fils d’un joueur compulsif ; l’espiègle Souriceau, enfant-martyr esclave d’un frère violent et kleptomane à ses heures.
Bai Xianyong aborde, à travers cette histoire d’enfants perdus, de nombreux thèmes qu’on retrouve dans le reste de son œuvre : la société confucéenne et son emprise destructrice sur les individus, les stratégies de résistances des exclus au cœur d’une grande métropole, enfin, la faute et la rédemption. Ainsi apparaît, dans la seconde partie du roman, le personnage du « Vieux Monsieur Fu », un officier qui a poussé son propre fils homosexuel au suicide par son intransigeance, et qui consacre désormais une vie diminuée à aider les garçons des rues. Si nul pardon n’est plus possible, l’espoir persiste d’une part de réparation et de réconciliation : à la mort de Monsieur Fu, son corps est porté en terre par ses protégés, et ce sont eux qui conserveront sa mémoire.

Un roman d’une grande intensité et d’une poésie complexe.

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Tu marcheras sur l’eau

Eytan Fox, 2004

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Tu n’aimeras point

Haim Tabakman, 2009

A Mea Shearim, le quartier orthodoxe de Jérusalem, Aaron Fleishman reprend la boucherie de son père après la fin du deuil rituel. Dans le premier plan du film, on le voit sous une pluie battante, batailler pour ouvrir la porte : une métaphore de toute son histoire. Bientôt, dans la boutique encore en désordre où les affaires reprennent lentement, un inconnu lui demande l’hospitalité, le temps d’un coup de fil, puis d’une nuit, puis, peut-être, d’une vie partagée. Aaron sent la joie remonter en lui, ses forces reviennent, l’amour retrouve une place dans son cœur. Mais il n’est pas libre d’aimer à sa guise : boucher d’une communauté de stricte obédience, époux et père de quatre enfants, il vit au sein d’un monde où les règles sont inflexibles et où chacun surveille son voisin. Face aux insinuations, puis aux attaques, il devra faire des choix déchirants.

Ce très beau film aborde de l’intérieur, avec une grande délicatesse, la question de la sexualité individuelle et plus généralement des usages de la liberté dans un milieu très contraint. Aaron est un « Tsaddik », un Juste ; pratiquant passionné de sa religion, avide avant tout de servir Dieu, il tente désespérément de donner du sens à ce qui lui arrive, à cette entrée dans sa vie d’un amour tardif et interdit : il le fait d’abord selon les règles qui lui ont été enseignées, et ce n’est que lentement qu’il en vient à envisager la possibilité d’un autre schéma d’interprétation. Son évolution est très touchante, jamais coupée de la réalité charnelle de sa relation amoureuse ni de sa vie concrète de Juif orthodoxe et pieux. Comment concilier les deux ? Le film n’apporte pas de réponse à cette question, et le spectateur continuera de s’interroger longtemps après les images finales.

Ce « Théorème chez les Justes » souffre malgré ses nombreuses qualités d’une certaine surcharge sémantique, qui était peut-être inévitable étant donné son substrat culturel. Tout y est symbole : l’espace sans horizon qui enferme les individus, l’eau qui les purifie, les noie et les libère, la viande, qu’on vide de son sang pour la rendre comestible comme le corps d’Aaron vidé de toute vie pour plaire à Dieu, les couleurs froides. Le spectateur étouffe quelque peu, à l’image du personnage principal… Mais la force de l’histoire, la complexité des situations décrites et le jeu des acteurs rachètent largement ce défaut.

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Top of the lake : China Girl

Dans cette série de six épisodes d’une heure, la réalisatrice néo-zélandaise donne un nouveau tournant à la vie de Robin Griffin, le personnage d’inspectrice déjà mis en scène dans Top of the Lake. Cinq ans ont passé et Robin a, péniblement, fait le deuil des relations toxiques qu’elle avait nouées dans sa ville d’origine. De retour à Sidney, le lieu de sa formation de policière, elle reprend le travail en espérant y trouver la voie d’une libération définitive : mais au fil de son enquête sur la mort d’une jeune Asiatique, ses démons vont la rattraper.

Autour d’elle, comme dans la première série, se dessine rapidement une galerie de personnages attachants et ambigus, parfois inquiétants : un chef bienveillant mais bougon, porteur d’un inavouable secret, une coéquipière un peu trop enthousiaste, un légiste paternel et passablement ravagé. Et puis il y a sa fille, confié à la naissance à une famille d’adoption : lorsque Robin la retrouve, elle est la proie d’un mystérieux manipulateur, coupable potentiel dans l’enquête en cours…

Après les vastes espaces de la Nouvelle-Zélande, Jane Campion filme un tout autre univers : la ville, obscure, poisseuse, labyrinthe où se débattent des personnages prisonniers les uns des autres et surtout d’eux-mêmes. Le scénario est construit autour d’une thématique à la fois très ancienne et très actuelle, la maternité, qui se retrouve questionnée jusque dans ses avatars les plus modernes et extrêmes. Malgré quelques maladresses, notamment une tentative de relier le récit à celui de la série précédente assez malvenue, il entremêle les intrigues avec une exceptionnelle habileté. Les effets d’étrangeté typiques de la réalisatrice abondent pour le plus grand bonheur du spectateur, et les acteurs s’en donnent à cœur joie. Dès le premier épisode, le mélange de réalisme grinçant (les conversations brutales des clients des jeunes prostituées) et de mélancolie poétique (la rencontre entre le commissaire et la jeune fille) opère sa magie et la profonde bienveillance de la réalisatrice pour les êtres à la dérive qu’elle film fait le reste. Le lien entre mère et fille est particulièrement mis à l’honneur : il se révèle à la fois tourment et protection, qu’il soit un lien d’adoption, un lien biologique ou même un simple lien fantasmé entre une femme stérile et un hypothétique embryon féminin.
Le trio d’actrices qui incarne les personnages féminins est exceptionnel et tous les dialogues entre elles font mouche : mention spéciale à Gwendoline Christie dans la peau d’un personnage à la fois grandiloquent et délicat, inénarrable cafouilleuse au grand cœur entraînée dans une histoire d’amour et de maternité semi-burlesque, à la limite du surréalisme et cependant poignante. Les personnages masculins, plus secondaires, ne sont pas en reste : tout au plus peut-on regretter la faiblesse du principal « méchant », dessiné à trop gros traits pour convaincre, toucher ou même intéresser le spectateur. On est loin du charisme douloureux de Peter Mullan en patriarche incestueux et meurtrier et c’est dommage.

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