La dure loi du karma (Mo Yan, 2010)

 

Roman après roman, Mo Yan, récipiendaire du Prix Nobel en 2012, élabore une mythologie intime centrée sur un comté imaginaire du nord de la Chine, Gaomi du Shandong : dans ce lopin de terre où les forces naturelles s’imbriquent aux déités ancestrales, s’affrontent et s’entraident clans séculaires et classes sociales modernes issues des bouleversements politiques du XXème siècle. La dure loi du karma, rédigé en 2006, s’inscrit au cœur de ce système dont il constitue une sorte de synthèse.

La trame du roman retrace les splendeurs et misères post mortem d’un petit propriétaire villageois, Ximen Nao, que la guerre de 1949 et la victoire des communistes a conduit à sa perte : il a été fusillé par les maîtres du jour au douteux motif d’une mauvaise appartenance de classe. Dès lors, sa colère refuse de s’éteindre, le vouant à des réincarnations animales successives jusqu’à ce que l’apaisement de ses passions lui permette de réintégrer l’humanité. Il sera donc successivement âne énamouré, bœuf pesant, porc libidineux et sagace, chien fidèle jusqu’à la tombe, singe retors, pour finir en enfant hémophile, toujours au sein du clan dont il fut le maître dans sa première existence. Depuis ces places marginales, il assiste aux mutations sociales et familiales de sa maison et de son village, non sans les commenter malicieusement et y jouer incidemment un rôle parfois crucial. Ainsi verra-t-il se succéder l’utopie collectiviste et ses violences, la Révolution culturelle et ses famines dont il fera les frais, les crimes de la bande des quatre, l’ouverture du village à la loi du marché et son basculement dans la société marchande la plus débridée.

Le genre du roman mêle l’épique au comique : Mo Yan, qui s’est inclus dans son ouvrage sous forme d’un personnage secondaire insupportable doublé d’un narrateur parallèle plein d’ironie, transforme cinquante ans d’histoire en une suite discontinue de récits hétérogènes. La longue histoire animalisée de Ximen déroute donc souvent le lecteur, tout en lui offrant la compensation de maints bonheurs de lecture ; chaque réincarnation correspond à une période précise de l’évolution de la Chine et permet un changement de regard selon la facette du tempérament de Ximen favorisée par le corps animal dont il dispose. Le résultat est irrégulier : les épisodes de l’âne et du bœuf, correspondant à la collectivisation forcée et à la course au productivisme des années soixante, sont particulièrement truculents, tandis que la vie du chien, qui s’attache à celui qui fut son fils adoptif et qui l’a reconnu, offre des scènes bouleversantes, notamment la mort commune de ces deux êtres qui incarnent, par leur droiture, la résistance à l’absurdité idéologique.  Par comparaison, la vie du porc peut paraître répétitive, et celles du singe et de l’enfant infirme, plus brèves, donnent l’impression que l’auteur a quelque peu bâclé la fin d’un ouvrage qui menaçait de devenir pléthorique.

Néanmoins, une galerie de personnages colorés, odieux ou attachants, une narration complexe, et surtout l’évocation puissante d’une terre profondément travaillée par le mythe où tout devient parfois possible au mépris du réel emportent finalement l’adhésion du lecteur. La richesse de l’intertextualité, bien que peu accessible si l’on ne connaît pas la culture chinoise populaire et littéraire, enrichit le récit sans l’alourdir outre mesure.

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