Le rêve dans le Pavillon Rouge
Intitulé à l’origine Le dit de la Pierre, ce long roman de l’ère Qianlong appartient à ce qu’on appelle les quatre « romans classiques chinois » (avec Les Trois Royaumes, Le Voyage vers l’Ouest et Au bord de l’eau). Il est composé de quatre-vingts chapitres, plus une « suite » de quarante chapitres ; il a été rédigé par au moins deux auteurs différents, et peut-être davantage car l’histoire de ses éditions est d’une extrême complexité. Les quatre-vingt premiers chapitres, anonymes, n’ont circulé que sous forme manuscrite jusqu’en 1791, date où ils ont été publiés, avec le complément des quarante chapitres suivants, par Gao E. On sait aujourd’hui qu’ils étaient l’œuvre de Cao Xueqin.
Le succès de l’ouvrage, déjà considérable sous sa forme manuscrite, fut immense dès la première édition. Le Rêve dans le Pavillon Rouge est devenu par la suite le monument principal de la littérature romanesque chinoise, au point qu’une branche entière de la critique littéraire en Chine lui est exclusivement consacrée.
L’imaginaire qu’il a créé imprègne profondément la culture chinoise, savante et populaire : les éditions, les suites, les variations sur l’ouvrage sont innombrables, de même que ses illustrations, qui ont concerné tous les supports : gravure, peinture, sculpture. Il a été l’objet de nombreuses adaptations à l’opéra, au théâtre, et de nos jours au cinéma et à la télévision. Ses personnages, et spécialement ses personnages féminins, car de l’aveu même de l’auteur ce sont les plus importants du récit, sont devenus des mythes littéraires, au même titre qu’en Europe Don Juan, Faust, ou Les Trois Mousquetaires.
L’intrigue met en scène environ quatre cent cinquante personnages, et se déroule sur trois générations. Elle est quasiment impossible à résumer, d’autant plus que la structure du roman varie selon ses éditions et que la fin en est pendante (d’où ses multiples « suites », toutes écrites par des auteurs bien intentionnés qui s’attachèrent, avec des fortunes diverses, à réparer cette lacune). L’obscurité du dessein d’ensemble des deux auteurs principaux est aujourd’hui admise, et l’on ne cherche plus vraiment à fournir au roman une interprétation totalement claire, ni à lui inventer une fin cohérente.
Pour définir malgré tout le thème du livre à grands traits, on peut dire que c’est l’histoire de l’irrémédiable décadence d’une grande famille de Pékin. Dans cette famille richissime et puissante entre toutes les familles de Chine, puisqu’elle appartient au clan impérial, vient au monde un jour un enfant très particulier : il porte dans la bouche une pierre de jade marquée d’inscriptions. Ces inscriptions annoncent, en termes obscurs, le malheur de la famille. Elle serait destinée à finir par l’anéantissement : « Et la neige recouvre l’étendue du sol », tel est le dernier vers du poème prophétique. La neige : le néant dans l’imaginaire taoïste dont relève clairement le texte.
Entre multiples aventures et misères, l’histoire de cet enfant, Jia Bao Yu, sera marquée par ses amours malheureuses avec ses deux cousines, Lin Daiyu et Xie Baochai. Maladies, ruines, dilapidations se succèdent chez ces aristocrates plus ou moins dépravés, dont l’existence est en principe vouée à l’oisiveté et au plaisir au sein de jardins paradisiaques et ruineux. La mort est toujours au bout du chemin : suicide, meurtre ou maladie emportent un personnage après l’autre, souvent aussi la simple langueur du désespoir. Un mariage mal arrangé conduira les deux cousines à une fin tragique, tandis que le héros, après avoir perdu puis retrouvé sa pierre de jade, signe de son destin malheureux mais aussi de la protection du ciel, se retirera auprès de moines errants. Il renoncera à toute vie sociale et même à toute descendance. Il plongera de la sorte sa famille dans le désespoir car il en était l’unique héritier, et la dernière vision qu’en aura son père sera celle d’un homme pieds nus dans la neige, furtivement entrevu par une nuit d’hiver et s’enfonçant dans l’obscurité. Toutefois, un dernier chapitre, d’interprétation délicate, montre le jeune homme atteignant, en rêve, à l’immortalité taoïste.
La grandeur du roman n’est pas dans sa signification globale, très obscure, et qui a été l’objet de tant d’interprétations qu’elle a fini par se dissoudre sous la masse des commentaires. On y a vu successivement un profond roman psychologique décrivant les sinistres effets de la mélancolie, une autobiographie, une amère critique sociale, un pamphlet politique stigmatisant les vices de l’aristocratie, une allégorie historique sur l’impossibilité de la Chine traditionnelle à survivre sous l’oppression étrangère, un récit de sagesse taoïste sur le thème de la souffrance et du renoncement comme voies d’accès à la vertu et à l’immortalité.
Tout cela est possible, le roman peut se lire avec fruit sous de tels angles. L’imprégnation taoïste y est manifeste, la satire sociale souvent cinglante, les analyses psychologiques admirables de finesse et de profondeur. Les tribulations du personnage principal font écho à des événements avérés de le vie de Cao Xuequin. Mais c’est surtout, au fond, le lyrisme du style, qui multiplie les scènes poétiques délicates ou intenses, toujours jointes à l’évocation très précise des réalités de la vie quotidienne chinoise, qui confère au roman, malgré son caractère composite sa véritable unité et l’essentiel de son pouvoir de fascination.
Il s’agit néanmoins d’ un livre d’accès difficile, du moins pour un lecteur français peu préparé à la lecture d’œuvres chinoises. Outre sa taille énorme, son obscurité d’ensemble, sa structure complexe, la prolifération de personnages annexes impliqués dans une foule d’intrigues secondaires, il présente l’inconvénient, pour un public pressé ou peu attentif, d’être extrêmement lent dans son développement et de demander patience et sens de la contemplation. La grande richesse de son contenu, qui en fait un extraordinaire panorama de la culture chinoise du XVIIIème siècle, un « livre-monde » où l’on a l’impression de voir se succéder toutes les facettes de la vie des hommes et des femmes de ce temps, peintes dans toutes les nuances subtiles d’une culture à la fois aristocratique et populaire, peut aussi lui conférer une certaine opacité. Tout est symbole dans le livre, chaque détail s’inscrit dans un système de correspondances complexe et raffiné, chaque scène est lourde de sens visible ou caché, la moindre fleur est signe d’autre chose.
La meilleure traduction française est celle disponible dans la collection de La Pléiade. Le texte, édité par Li Tche-houa et Jacqueline Alézaïs, est traduit par André d’Hormon.