Les Trois Royaumes

Ce film de John Woo, sorti en 2008, n’est pas à proprement parler une adaptation du roman éponyme. Il se focalise uniquement sur un épisode de ce dernier, la bataille de la Falaise Rouge : en 208, les forces coalisées de deux petits royaumes indépendants du centre et du Sud de la Chine réussirent à repousser l’armée du royaume des Han, menée contre eux par le ministre Cao Cao au nom d’une légitimité dynastique en voie de décomposition. Un stratagème et des vents favorables leur permirent d’incendier l’armada impériale et de pousser les troupes terrestres dans une retraite désespérée.
Comme toujours, Woo excelle dans la réalisation d’images somptueuses et l’appel aux émotions fortes et simples : l’esprit d’enfance triomphe dans son film, avec son émerveillement, sa férocité joyeuse, ses aspirations à la loyauté et au courage, sa douceur aussi dans certains passages intimes. Les combats sont clairs, les mouvements de foule et de corps d’armée impeccablement transcrits en figures géométriques. On est dans la légende dorée et les vignettes se succèdent, colorées, brillantes, autour de personnages limpides et rassurants. Plus de trouble eut sans doute été bienvenu, comme dans Hard Boiled, mais le but du réalisateur était sans doute plus modeste dans cette épopée chinoise que dans son dernier grand film hongkongais, en dépit des énormes moyens mis en œuvre.
Il est étrange de trouver si limpide et manichéen Tony Leung qu’on a connu opaque, souple et infiniment plus émouvant dans les films de Wong Kar Wai et d’Ang Lee, mais l’acteur ne démérite pas pour autant : tout au plus peut-on regretter que malgré un bref épisode où il rivalise de ruse meurtrière avec son adversaire, toute la noirceur de son personnage, si présente dans le roman, ait été sacrifiée au profit d’une figure de saint homme légèrement ennuyeuse. Zhang Fengyi, qui hérite du rôle opposé du « méchant » Cao Cao, tourmenté par l’ambition politique et le désir sexuel, adepte de toutes les violences, mais non dénué de magnanimité, parvient à introduire de la nuance dans son jeu et c’est lui qui emporte la sympathie du spectateur.

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Inside Out

La petite Riley est une fillette joyeuse et choyée, adepte du hockey sur glace, entourées de copines et bien dans sa peau. Mais voici que les temps changent : il faut déménager à San Francisco, s’installer dans une maison sinistre, entrer dans une nouvelle école où l’on ne connaît personne et supporter les sautes d’humeur de parents stressés… Comment survivre ?

Un beau film, qui dissimule sous ses couleurs éclatantes une vision du monde complexe, digne d’une analyse bouddhiste.

L’enjeu central était délicat, puisqu’il s’agissait de retranscrire de l’intérieur, et à destination d’un jeune public, la crise intime d’une enfant confrontée aux premiers remous de l’adolescence et à l’érosion de son imaginaire puéril. Pour ce faire, cinq petits personnages incarnent la complexité du psychisme humain, réduite à « cinq émotions primordiales : Joie, Tristesse, Colère, Peur et Dégoût. Le film, en forme de « buddy movie », course contre la montre où deux adversaires déclarés se découvrent une complémentarité forgée dans la douleur regorge de représentations brillantes : les îles de la personnalité, constituées par les interactions de Riley avec le monde qui l’entoure, qui s’effondrent lorsque ces interactions se dégradent pour émerger renouvelées une fois la crise passée. La pensée abstraite en forme de « raccourci », sas insupportable pour les émotions qu’elle déconstruit impitoyablement avant de les réduire à un simple trait de couleur, le train de la pensée où s’entassent, encore quelque peu pêle-mêle, les faits et les opinions, le clown géant qui dort au fond de l’inconscient, l’idée fixe de la fugue, conçue sous l’emprise de Colère et coincée dans la console, que seule Tristesse pourra débloquer…

Mais ce sont les ambiguïtés du film qui m’ont surtout captivée.

L’idée de placer Joie au commencement de la vie psychique de Riley a quelque chose de presque tragique : comme si un mécanisme de survie s’était mis en place avant même la naissance de la fillette, destiné à conditionner toute son existence. Portée et mise au monde par une mère gouvernée par Tristesse, accueillie par un père placé sous le signe de Colère, quelle autre coloration mentale lui aurait permis de survivre?

La métonymie fonctionne remarquablement tout au long du film. L’elfe papillonnant, adepte du volontarisme naïf, des jupes qui tournent et des poneys arc-en-ciel, qui représente la petite fille vit une quête identitaire et un « voyage intérieur » presque dignes de ceux de la Nausicaa du manga de Miyazaki. Expulsée, avec son antagoniste et double Tristesse, du cocon protecteur du « quartier cérébral » d’où elle croyait gouverner le monde, elle sera amenée à comprendre son lien profond avec les quatre autres émotions, à découvrir la perte et la séparation et surtout à affronter la mort : le fait que l’ami imaginaire, retrouvé au cœur de la mémoire enfantine de Riley et devenu son guide temporaire, tel un Virgile de barbe à Papa guidant Dante aux enfers, l’accepte avant elle, m’a paru une très belle idée. Peut-être une personnification de la sagesse profonde de la petite enfance, occultée un temps par la simple joie de vivre et redécouverte à la faveur d’un événement traumatique.

Beaucoup d’autres choses pourraient être dites sur ce film à la fois simple, instructif et profond. Sauf allergie aux couleurs psychédéliques et à un certain sentimentalisme (auquel cas je conseille l’abstention, comme pour tout ce qui relève de l’univers Pixar), c’est du bonheur en barre.

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Chine, ma douleur

Chine, ma douleur

Dai Sijie (1989)

Dans ce premier film, Dai Sijie revient sur un épisode douloureux de son enfance, le séjour qu’il fit en camp de rééducation durant la Révolution Culturelle. Entre drame et burlesque, nous découvrons les aventures de Tian Ben, « Petit binoclard », gamin à la bouille ronde et aux lunettes d’intellectuel, au pays des ennemis du peuple. Son crime ? Il a passé une chanson d’amour sur son électrophone pour charmer sa petite voisine. Son père est mort, sa mère est en prison : le voici seul à la merci des gardes rouges qui brisent ses disques et l’expédient, après une brève séance d’humiliation publique, au fin fond des montagnes pour y purger sa peine.
Le camp est minuscule, sans gardiens ni grilles : une douzaine d’hommes y chantent tous les matins et y travaillent, sous la direction d’un chef quelque peu psychorigide mais sans autre cruauté que celle d’un homme ordinaire soumis à l’absurdité du totalitarisme. Si l’on frôle par moment une « banalité du mal » à la Arendt qui fait frémir (l’épisode du clou que l’artiste laisse en place pour que l’enfant s’y blesse, le riz souillé de terre, autant d’épisodes presque pasoliniens dans leur barbarie implicite) l’esprit reste bonhomme. La vie est dure : il faut monter à dos d’homme dans les montagnes les excréments destinés à fertiliser des maigres bandes de terre, la nourriture n’est pas riche, mais l’entraide existe malgré la perpétuelle tentation des mesquineries, et l’humour garde droit de cité.
Petit Binoclard souffrira, manquera même périr d’une étrange maladie, mais il fera aussi la découverte de l’amitié avec un garçon de son âge, voleur au grand cœur et à l’estomac insatiable, et celle, plus grave, de la sagesse auprès d’un vieux moine taoïste, faux sourd-muet qui s’efforce de conserver et de transmettre, en silence, les traditions anciennes que les maoïstes souhaitent tant éradiquer.
Le film est court, construit sous forme de saynètes inégales : certaines sont très efficaces : le récit d’ouverture, proche d’un film de Charlot par sa concision, la mort du petit voleur –indigestion ou peur d’un vieux mendiant dont il croit qu’il a ensorcelé sa grand-mère ?- les échanges avec le taoïste, l’épisode des canards laqués. D’autres sont plus lourdes et presque manquées (la fin du moine, qui échoue, par sa chute trop abrupte, à laisser se développer l’émotion sourde que son annonce avait entretenue). L’ensemble est bancal mais touchant, les principales figures du récit parviennent à prendre vie en quelques traits. La Chine reconstituée en studio et dans les Pyrénées fait presqu’illusion et son caractère artificiel donne un charme supplémentaire au film, qui prend des allures de théâtre d’ombres, comme ce théâtre traditionnel dont une scène, très belle, narre la fin tragique d’un pigeon victime de la folie des hommes.

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Détective Dee et le mystère de la flamme fantôme

Détective Dee et le mystère de la flamme fantôme

Dans cette adaptation très libre d’une série policière connue (les enquêtes du Juge Ti, imaginées par l’historien Robert Van Gulick à partir d’un authentique policier de la Chine des Tang) ; Tsui Hark déploie ses propres thèmes avec générosité. Dans un monde en proie au chaos, l’ordre ne semble plus pouvoir être rétabli que par une inversion des rôles traditionnels : l’empereur est mort, son successeur est débile et sa veuve, la terrible Wu Ze Tian, prétend prendre place sur le Trône du Milieu. Que sortira-t-il de cette transgression?

Des signes de désordre et de folie s’accumulent : le peuple est en détresse, des dignitaires loyaux meurent brûlés de l’intérieur par une mystérieuse flamme fantôme, les spectres prolifèrent dans les bas-fonds de la ville rongée par la misère tandis qu’un Bouddha géant de métal est érigé en gardien de la Cité Interdite qu’il écrase de son ombre maléfique. Seuls des êtres exceptionnels pourront enquêter sur ces marques de la colère céleste et apaiser le courroux des dieux : ils seront trois, le Juge Dee, magistrat incorruptible et brillant, tiré de la prison où il croupissait pour insubordination depuis la mort de l’empereur, la douce et tendre Jing’Er, dame au cœur pur dévouée corps et âme à sa souveraine et maîtresse d’arts martiaux, et le policier albinos Dong Lai, esprit droit dans un corps d’acier. Tandis que Wu Ze Tian, réduite à l’impuissance au sein d’un palais qu’elle dirige et qui l’étouffe, s’abîme dans sa mélancolie, ses trois serviteurs agiront de concert pour résoudre l’énigme et mettre fin aux troubles. Il en coûtera la vie à deux d’entre eux, mais la sentence du Ciel sera suspendue, l’impératrice intronisée tandis que l’homme qui voulait sa perte périra par l’arme diabolique qu’il avait lui-même inventée.

Le film est caractéristique de Tsui Hark : on y trouve son habituel recours aux thèmes chinois classiques (auberges et pavillons nocturnes mystérieux, mandat céleste, canne du justicier qui révèle la faille des méchants, cerfs sacrés porteurs de la parole divine –celle-ci fût-elle le fruit d’une habile simulation, combats plus grands que nature). Si la splendeur des images est parfois brouillée par la rapidité du mouvement, l’intensité de couleurs rachète tout : les rouges et les roses de la Cité Interdite, les bleus des atmosphères nocturnes sont féériques. Les personnages, portés par des acteurs émérites, sont parfois dessinés à grands traits mais aucun n’est sacrifié : même le médecin impérial, plutôt falot, acquiert de l’épaisseur et parvient à toucher, le temps d’un plan où il retrouve son visage naturel longtemps déformé par un artifice. On voit défiler les références cinématographiques et littéraires à grande vitesse et le côté « sérial » de l’intrigue conduit quelquefois à une certaine confusion, mais le plaisir n’en est guère entamé.

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Lost in Time

Lost in Time

Derek Yee (2003)

Siu Wai est une jeune fille ordinaire, de milieu aisé. Un soir de vague à l’âme, elle bavarde avec le conducteur du minibus qui la ramène chez elle, Ah Man, un gentil garçon, père célibataire vaguement séducteur et un peu paumé. C’est le début d’une histoire d’amour. Fiançailles, projets communs… Mais la vie interrompt les rêves : une nuit, un car percute le minibus et tue Ah Man sur le coup. Siu Wai décide de continuer malgré tout le chemin commencé ensemble : elle élèvera le fils de son fiancé et prendra sa suite comme conductrice du minibus pour gagner sa vie. Rien ne l’arrête, ni l’opposition de ses parents, ni les difficultés du métier, ni les soucis d’une mère adoptive improvisée en plein deuil. Un ami de Ah Man, Dai Fai, veille sur elle discrètement, l’assiste dans ses débuts de conductrice et la soutient auprès de l’enfant, qui peine à faire le deuil d’un père qu’il croit « parti en voyage ». Mais les obstacles s’accumulent.

Un joli film, entre comédie douce-amère et mélodrame, avec une touche de rêve aux frontières du fantastique, sur la précarité de la condition féminine et plus largement humaine. Cécilia Cheung, ravissante et fragile, interprète avec finesse une enfant gâtée en semi-rupture avec les siens, confrontée aux dures réalités de l’existence. Intransigeante, elle s’engage pour survivre à son deuil dans un métier d’homme, se confrontant au machisme ordinaire de ses collègues, de ses clients et même de son fils adoptif. L’ « ange gardien » qui veille sur elle, incarné par Lau Chin Wang avec toute la mélancolie nécessaire, paraît d’abord solide avant de révéler ses failles : qu’attend-il de cette relation qui semble à sens unique, lui qu’un mariage raté a laissé sans illusions ? Le sort de l’enfant paraît plus fragile encore, ballotté entre une nouvelle mère débordée et un « oncle » affectueux mais un brin trop mystérieux.
Le charme du film réside dans la façon de filmer la vie quotidienne de trois êtres perdus au cœur de Hong Kong, liés par des nœuds incertains, au plus près de la réalité sans sacrifier la part de rêve et d’étrangeté de leurs destins.

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Triste vie

Triste vie

Chi Li

Une journée durant, à travers ce court roman, nous suivons le courant de conscience d’un ouvrier chinois ordinaire.
Yin Jiahou travaille dans une usine de métallurgie, à un poste moyen qui ne l’épuise pas et lui laisse du temps pour se plonger dans ses pensées. Sa vie est grise et sans intimité ; il habite avec son épouse et son fils de quatre ans un logement étroit et précaire, ses journées sont longues. Tout lui pose problème : sa femme est aigrie et revêche, son fils mal élevé, la cohabitation avec des voisins vieillissants et anxieux est difficile, les trajets dans des transports bondés sont épuisants et dangereux, une collègue de travail cherche à le séduire et les syndicaux le harcèlent à l’usine. Sans compter l’inflation qui ronge sa maigre paye et les exigences du culte confucéen des parents, revenu à l’honneur dans une Chine en route vers le conservatisme.
Pourtant, de cette existence à ras de terre, hantée de questions triviales, émerge une poésie délicate. Dans la conscience de Yin, limpide au soleil du matin ou embrumée par la fatigue et l’angoisse du soir, se reflètent au fil des heures toutes les émotions de la vie : ses souvenirs de jeunesse, un « poème d’un mot » jeté au fil d’une conversation, une fleur de laurier rose, une facétie de son fils ou le sourire d’une jeune fille suffisent à l’éclairer. Tendresse et mélancolie se dégagent des situations les plus banales et dans un monde désenchantée, persiste malgré tout la saveur de la tendresse humaine.

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Les poèmes des Tang (1)

Les poèmes des Tang (1)

Tang Shi 唐 詩

Il s’agit d’une anthologie de 320 poème de la dynastie des Tang (618-907), dont le titre complet est 唐詩三百首, littéralement “Trois cent poèmes des Tang”, compilée sous les Qing et publiée en 1764. Son auteur est le lettré Sun Zhu. Le but en était pédagogique, dans la lignée des entreprises de critique et d’épuration littéraire caractéristiques du règne puritain de Qianlong.

Les poèmes sont soigneusement sélectionnés pour leur valeur à la fois littéraire et morale, et classés en sept catégories stylistiques : les poèmes de style populaire, (Yuefu, 乐府), les poèmes en vers anciens (Gushi, 古詩, subdivisés en vers de cinq et sept syllabes), les poèmes en vers modernes (Jintishi, 近體詩, subdivisés en quatrains, eux-mêmes classés selon le type de vers –cinq ou sept syllabes, et en poèmes de huit vers avec la même classification). Les auteurs sélectionnés sont au nombre de soixante-dix-sept.

Le recueil est encore très populaire de nos jours et on en trouve de nombreuses versions, parfois adaptées et illustrées pour enfants.

Tang shi

Luo Binwang

luo_binwang

Il est représenté dans ce recueil par un unique poème. C’est un poète originaire du Shandong, admiré pour ses textes complexes, d’une riche intensité poétique. Il excellait particulièrement dans l’art du Gushi. Malgré ses talents, il connut une carrière instable et plutôt tumultueuse. En 678, il fut emprisonné pour avoir porté des critiques contre l’impératrice Wu Zetian et c’est alors qu’il écrivit son texte le plus connu, « Ecoutant, en prison, le chant de la cigale ». Dans les années suivantes, il se coalisa avec d’autres politiques mécontents de l’impératrice douairière et soutint la révolte du Duc de Ying, essentiellement par la rédaction d’un pamphlet acerbe sur l’impératrice. Celle-ci, dit-on, rit en le lisant mais ordonna néanmoins l’exécution du poète après l’échec de la révolte.

Le poème choisi par Sun Zhu est autobiographique et décrit les émotions de Luo durant son emprisonnement, par le jeu d’une comparaison avec une cigale, mélodieuse mais à demi-paralysée par l’hiver.

Vers la route de l’Ouest, chante la voix de la cigale
L’hôte au bonnet du Sud s’enfonce dans ses songes.
Comment supporter l’ombre noire des temples ?
Doublement, la tête blanche en vient à gémir.
La rosée pèse et entrave le vol
Le vent violent submerge et étouffe le chant.
L’homme manque de foi dans la pureté et la hauteur
Qui pourra exprimer le don de mon cœur ?

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Le rêve dans le Pavillon Rouge

Le rêve dans le Pavillon Rouge

 

 

Intitulé à l’origine Le dit de la Pierre, ce long roman de l’ère Qianlong appartient à ce qu’on appelle les quatre « romans classiques chinois » (avec Les Trois Royaumes, Le Voyage vers l’Ouest et Au bord de l’eau). Il est composé de quatre-vingts chapitres, plus une « suite » de quarante chapitres ; il a été rédigé par au moins deux auteurs différents, et peut-être davantage car l’histoire de ses éditions est d’une extrême complexité. Les quatre-vingt premiers chapitres, anonymes, n’ont circulé que sous forme manuscrite jusqu’en 1791, date où ils ont été publiés, avec le complément des quarante chapitres suivants, par Gao E. On sait aujourd’hui qu’ils étaient l’œuvre de Cao Xueqin.

Le succès de l’ouvrage, déjà considérable sous sa forme manuscrite, fut immense dès la première édition. Le Rêve dans le Pavillon Rouge est devenu par la suite le monument principal de la littérature romanesque chinoise, au point qu’une branche entière de la critique littéraire en Chine lui est exclusivement consacrée.

L’imaginaire qu’il a créé imprègne profondément la culture chinoise, savante et populaire : les éditions, les suites, les variations sur l’ouvrage sont innombrables, de même que ses illustrations, qui ont concerné tous les supports : gravure, peinture, sculpture. Il a été l’objet de nombreuses adaptations à l’opéra, au théâtre, et de nos jours au cinéma et à la télévision. Ses personnages, et spécialement ses personnages féminins, car de l’aveu même de l’auteur ce sont les plus importants du récit, sont devenus des mythes littéraires, au même titre qu’en Europe Don Juan, Faust, ou Les Trois Mousquetaires.

L’intrigue met en scène environ quatre cent cinquante personnages, et se déroule sur trois générations. Elle est quasiment impossible à résumer, d’autant plus que la structure du roman varie selon ses éditions et que la fin en est pendante (d’où ses multiples « suites », toutes écrites par des auteurs bien intentionnés qui s’attachèrent, avec des fortunes diverses, à réparer cette lacune). L’obscurité du dessein d’ensemble des deux auteurs principaux est aujourd’hui admise, et l’on ne cherche plus vraiment à fournir au roman une interprétation totalement claire, ni à lui inventer une fin cohérente.

Pour définir malgré tout le thème du livre à grands traits, on peut dire que c’est l’histoire de l’irrémédiable décadence d’une grande famille de Pékin. Dans cette famille richissime et puissante entre toutes les familles de Chine, puisqu’elle appartient au clan impérial, vient au monde un jour un enfant très particulier : il porte dans la bouche une pierre de jade marquée d’inscriptions. Ces inscriptions annoncent, en termes obscurs, le malheur de la famille. Elle serait destinée à finir par l’anéantissement : « Et la neige recouvre l’étendue du sol », tel est le dernier vers du poème prophétique. La neige : le néant dans l’imaginaire taoïste dont relève clairement le texte.

Entre multiples aventures et misères, l’histoire de cet enfant, Jia Bao Yu, sera marquée par ses amours malheureuses avec ses deux cousines, Lin Daiyu et Xie Baochai. Maladies, ruines, dilapidations se succèdent chez ces aristocrates plus ou moins dépravés, dont l’existence est en principe vouée à l’oisiveté et au plaisir au sein de jardins paradisiaques et ruineux. La mort est toujours au bout du chemin : suicide, meurtre ou maladie emportent un personnage après l’autre, souvent aussi la simple langueur du désespoir. Un mariage mal arrangé conduira les deux cousines à une fin tragique, tandis que le héros, après avoir perdu puis retrouvé sa pierre de jade, signe de son destin malheureux mais aussi de la protection du ciel, se retirera auprès de moines errants. Il renoncera à toute vie sociale et même à toute descendance. Il plongera de la sorte sa famille dans le désespoir car il en était l’unique héritier, et la dernière vision qu’en aura son père sera celle d’un homme pieds nus dans la neige, furtivement entrevu par une nuit d’hiver et s’enfonçant dans l’obscurité. Toutefois, un dernier chapitre, d’interprétation délicate, montre le jeune homme atteignant, en rêve, à l’immortalité taoïste.

La grandeur du roman n’est pas dans sa signification globale, très obscure, et qui a été l’objet de tant d’interprétations qu’elle a fini par se dissoudre sous la masse des commentaires. On y a vu successivement un profond roman psychologique décrivant les sinistres effets de la mélancolie, une autobiographie, une amère critique sociale, un pamphlet politique stigmatisant les vices de l’aristocratie, une allégorie historique sur l’impossibilité de la Chine traditionnelle à survivre sous l’oppression étrangère, un récit de sagesse taoïste sur le thème de la souffrance et du renoncement comme voies d’accès à la vertu et à l’immortalité.
Tout cela est possible, le roman peut se lire avec fruit sous de tels angles. L’imprégnation taoïste y est manifeste, la satire sociale souvent cinglante, les analyses psychologiques admirables de finesse et de profondeur. Les tribulations du personnage principal font écho à des événements avérés de le vie de Cao Xuequin. Mais c’est surtout, au fond, le lyrisme du style, qui multiplie les scènes poétiques délicates ou intenses, toujours jointes à l’évocation très précise des réalités de la vie quotidienne chinoise, qui confère au roman, malgré son caractère composite sa véritable unité et l’essentiel de son pouvoir de fascination.

Il s’agit néanmoins d’ un livre d’accès difficile, du moins pour un lecteur français peu préparé à la lecture d’œuvres chinoises. Outre sa taille énorme, son obscurité d’ensemble, sa structure complexe, la prolifération de personnages annexes impliqués dans une foule d’intrigues secondaires, il présente l’inconvénient, pour un public pressé ou peu attentif, d’être extrêmement lent dans son développement et de demander patience et sens de la contemplation. La grande richesse de son contenu, qui en fait un extraordinaire panorama de la culture chinoise du XVIIIème siècle, un « livre-monde » où l’on a l’impression de voir se succéder toutes les facettes de la vie des hommes et des femmes de ce temps, peintes dans toutes les nuances subtiles d’une culture à la fois aristocratique et populaire, peut aussi lui conférer une certaine opacité. Tout est symbole dans le livre, chaque détail s’inscrit dans un système de correspondances complexe et raffiné, chaque scène est lourde de sens visible ou caché, la moindre fleur est signe d’autre chose.

La meilleure traduction française est celle disponible dans la collection de La Pléiade. Le texte, édité par Li Tche-houa et Jacqueline Alézaïs, est traduit par André d’Hormon.

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Jiang Hu

Jiang Hu

Les Insoumis

The Bride with White Hair

Dans ce film atypique, sorti en 1993, Ronny Yu adapte un roman chinois populaire des années 50 : The Bride with White Hair de Liang Yusheng est un mélange très dense de légendes anciennes, de récit chevaleresque moderne et de mythes occidentaux remaniés.

Ronny Yu simplifie le contenu du livre au profit de sa trame principale, une romance contrariée : une femme élevée aux frontières du monde animal (elle a été abandonnée et recueillie par des loups), devenue guerrière au service d’une secte martiale et religieuse hérétique, rencontre le jeune chef des écoles martiales traditionnelles. A son contact, elle s’humanise au point de tomber amoureuse et d’espérer un retour dans le monde des hommes et même dans la société -elle acquiert un nom et rêve de mariage. Mais l’histoire de la Chine ne le permettra pas : la guerre sépare les amoureux de la plus cruelle façon et la sauvagerie aura finalement le dessus.

Sur une trame usée, Yu brode de somptueux motifs visuels au profit d’une méditation sur l’impossible conquête de soi. Quelle voie, entre asservissement aux instincts et soumission aux dures règles humaines, s’ouvre à la liberté individuelle? Ni l’hérésie, ni la révolte solitaire, ni l’amour ne sont des remèdes à l’amertume de la condition humaine. Au final, seule la traîtrise réfléchie offre peut-être une ouverture : le seul personnage à avoir quelque peu prise sur les événements et à tirer son épingle du jeu est le général traître, grand buveur mais cœur d’or, qui livre en connaissance de cause une Chine traditionnelle pourrie jusqu’à l’os aux envahisseur mandchous.

L’atmosphère du film constitue son point fort et son originalité principale, malgré quelques influences parfois pesantes (Tsui Hark pour les scènes nocturnes, les éclairages et les mouvements de caméra frénétiques, Kurosawa pour les scènes de guerre où le monde devient chaos sans perdre sa splendeur, Mizoguchi pour la fiancée sacrifiée dont seuls sont filmés les pieds, le kabuki pour les apparitions fantômatiques finales, lorsque le voile des apparences se déchire). Le choix chorégraphique de dissimuler les imperfections des mouvements des acteurs sous une modification de la vitesse de défilement des images aboutit à des effets d’étrangeté remarquables. La mélancolie profonde du propos est bien servie par les acteurs, Brigitte Lin en tête, exquise et spectrale, dure et d’une infinie tristesse.

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La jeune fille Tong

La jeune fille Tong
Ya Ding

Présentation de l’éditeur
Quelque part en Chine, dans une province lointaine, la jeune fille Tong se souvient de cette ombre qui s’est frauduleusement introduite dans sa chambre, pendant qu’elle dormait. Cauchemar ou fatale réalité ? À son réveil, la marque rouge imprimée sur son bras, qui, selon la tradition, doit confirmer sa virginité, a bel et bien disparu. En quelques jours, la jeune fille Tong voit son corps vieillir et dépérir à une vitesse hallucinante. Quel démon a osé violer en envoûter ainsi la fille du chef ? La vengeance sera redoutable et conduira la jeune fille Tong, par-delà les montagnes, à un voyage initiatique sur les traces des mystères les plus troublants qu’on puisse imaginer.

Ya Ding est un auteur qui vit en France et rédige en français, après une vie passée en Chine. Ce roman, son deuxième après le Sorgho Rouge, est paru originellement dans la collection Crime Parfait du Mercure de France, mais ce n’est pas à proprement parler un polar.
Le début conserve la loi du genre et la description du « crime parfait » : au fin fond d’un village chinois reculé, à l’abri des tracas du monde, un vieux maître taoïste est assassiné dans la nuit après le passage d’une jeune étrangère. Mais la suite diverge de ce canevas : on passe à la nouvelle érotique, au récit de vengeance, au parcours initiatique à la découverte des mystères de la Chine profonde et traditionnelle, à l’ode aux forces naturelles. Quelques passages picaresques renvoient au roman d’arts martiaux, quelques autres au récit de monstre, dans la ligne à la fois fantastique et subtilement politique d’un Pu Song Ling.
Le roman se métamorphose en suivant les avatars de son personnage principal : la jeune fille outragée, une fois perdu son statut de vierge sage, devient successivement une vieillarde démente, une héroïne vengeresse, un moine errant, un éducateur manqué de peuples sauvages (dans un passage particulièrement macabre et féroce), une étudiante taoïste, une renarde aux puissants pouvoirs, avant de revenir à son état originel… Ou à autre chose. Elle pourrait être au final une allégorie de la Chine, éternelle et changeante, soumise aux puissants mais acharnée à survivre par l’adaptation, tout en préservant sa nature profonde.
Un trait particulier du roman réside dans l’érotisme. Ya Ding, dans une interview, explique qu’il a renoncé à employer en français le terme « sexe » par pudeur personnelle, ce qui l’a conduit à rechercher des termes de remplacements adéquats dans le vocabulaire chinois classique légèrement modifié pour la circonstance. De la même façon, le thème très ancien en Chine de l’érotisme comme nutrition, par le transfert du pouvoir d’absorption des voies digestives à d’autres parties du corps (bouche, vagin, pénis, etc.), fort présent dans le roman tout en se trouvant brillamment renouvelé par des touches personnelles, souvent humoristique. Le lecteur aura de la sorte une surprise en découvrant l’identité et l’art spécifique d’un « Grand Maître avaleur de Rochers » qui instruira un temps la Jeune fille Tong.

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